II- Entre rencontre et
construction : le déploiement de l'altérité
1)
La Chine : à la rencontre du signe
Les créateurs représentent le pays dans leurs œuvres d'une façon bien particulière. Le lecteur/ spectateur n'accède à la Chine par les habits traditionnels, la gastronomie, en bref toute tradition que l'on a tendance à stéréotyper. La Chine s'aborde par ses créations artistiques : l'architecture par exemple lorsque Segalen parle d'« orchestriques » (Briques et tuiles, p.857.) en considérant les monuments et constructions
chinoises comme un espace en mouvement. Les arts (que nous avons brièvement aborder dans le I, 1) sont aussi importants puisque l'esthétique chinoise se répercute au niveau de la forme. Chez Segalen par un véritable travail de la langue et l'incorporation d'éléments chinois et chez Bartabas comme un
paysage sensoriel. Chez ce dernier, la
Chine se propose au spectateur sous un double prisme :
une première fois par le texte source qui déploie une
première perception et une seconde par le regard de l'écuyer. Celui-ci représente également une Chine non contemporaine perçue comme hors du
temps.
Il
convient de noter que la Chine est perçue au travers
d'un ondoiement temporel. C'est celle
du passé (déjà à son époque) que transmet Segalen.
L'intérêt de Segalen est pour la Chine ancienne, archéologique : « Le Réel
chinois n'est pas le Réel de la Chine... » [12] En effet la Chine du poète provient parfois de certains
récits historiques chinois dont il a trouvé les sources dans les
Textes historiques de P. Wieger (1903) et du Li ki de
P. Couvreur [13]. Ainsi
la Stèle « Char emporté » provient d'un passage du Che
king (IV partie, Livre IV, chant I. traduit par Couvreur) qui
raconte un passage de la vie de Hi prince de Lou (659-626) [14].
L'image de la Chine par excellence est la même chez nos deux artistes : il s'agit de l'idéogramme et de sa pratique calligraphique.
Dans Stèles, comme dans Briques et tuiles, les idéogrammes sont introduits sans traduction. Le lecteur est obligé de les mettre en relation avec le texte français puisque les signes sont situés dans le même espace (le cadre noir). Les idéogrammes font partie de la matière poétique et introduisent au sein même du cadre de lecture une dimension d'étrangeté, d'altérité. Ils nous sont incompréhensibles. C'est une rencontre au travers de sa culture artistique
(picturale, calligraphique...), langagière et historique que s'érige
l'altérité chinoise de Segalen.L'image de la Chine par excellence est la même chez nos deux artistes : il s'agit de l'idéogramme et de sa pratique calligraphique.
(Stèles, p.119)
Bartabas réutilise le même procédé que Segalen et introduit le travail calligraphique : (Entr'aperçu, 00:40:26-00:41:26)
En intégrant l'espace-temps de l'écriture chinoise, Bartabas s'approprie également une partie de la culture chinoise. Contrairement à notre alphabet qui ne détient pas référence au monde par le trait, le signe idéographique chinois contient en lui-même la représentation de ce qu'il nomme. La valeur référentielle est représentée de façon stylisée dans ses traits. Bien plus qu'un assemblage, le signe chinois, qui plus est montré comme un work in progress, retranscrit le rêve taoïste de : « Transformer le Temps vécu en Espace vivant » [15]. Le travail temporel du calligraphe fait vivre l'espace, le média vient ici retranscrire avec succès les rouleaux de Peintures ségaléniens qui fonctionnent sur le même principe : au fur et à mesure de la lecture (le temps vécu), on déroule le rouleau de peinture (l'espace qui prend vie).
[12] : Jean-Claude
BLACHÈRE, « D'un réel imaginé », in Paule
PLOUVIER, op.cit.,
p.26.
[13] : Henry BOUILLIER, « Introduction à
Stèles », in Victor SEGALEN, op.cit., p.28.
[14] : Henry BOUILLIER, Stèles, op.cit., p.123.
[14] : Henry BOUILLIER, Stèles, op.cit., p.123.
[15] : François CHENG, « Espace
réel et espace mythique », in
Éliane FORMENTELLI (dir.), Victor
Segalen : Regard espaces signes,
Paris : L'Asiathèque, 1979, p.140.
Dans ce premier plan (Entr'aperçu, 00:10:50), on constate la prédominance du cheval sur l'homme. Le cadrage est lui-même significatif : c'est un plan portrait qui met avantageusement le profil du cheval en avant. L'obscurité semble encadrer le cheval et réduit la présence humain cachée derrière à sa plus simple expression : ses mains. Fonctionnant comme une synecdoque, elles symbolisent certes l'humain mais ici c'est surtout le statut de valet qui est retranscrit.
Autre exemple, (Entr'aperçu, 00:14:12), l'humain en est réduit à observer son fantasme : le centaure. Fantasme, car ce n'est qu'une ombre qui lui est offerte. Par ce procédé, le metteur en scène semble montrer l'inaccessible rêve. C'est une véritable contemplation religieuse qui émane de la scène.
[16] : Oriza HIRATA, « Bartabas pour Lever de soleil, A. Platel et F. Cassol pour Vsprs. F. Fisbach pour Gens de Séoul », Conférence de presse du 19 juillet 2006, Avignon, (0:00:00-0:36:15 min.)
2) Fluctuation corporelle : de l'homme à l'animal
Déjà
présents chez Segalen, les chevaux sont mis en
corps pas Bartabas. Le metteur en scène propose une nouvelle
altérité avec le couple homme-cheval. À
la fois proche et lointain de la culture occidentale et chinoise, il devient le passeur historique et culturel
par sa figure qui passe avec facilité d'un média à un autre.
Chez
Segalen, le cheval possède plusieurs figures : celle d'un moyen de
déplacement qui évolue sur le même plan que l'homme de bât : « Si le cheval
qui me porte bute ou bronche, ou boite, ou est gêné par le mors » (Équipée, p.296.) ;
celle de la monture de guerre : « toute la
dynastie cavalière charge, - au pas, à l'amble ou au galop – vers
son abîme. » (Peintures, p.229) ; celle du cheval
symbolique et chimérique, la Licorne : « La Licorne me traîne je ne sais plus où. » (Stèles, p.123). Le cheval n'est jamais véritablement associé à l'homme chez Segalen sauf dans une tentative humoristique : « des
cavaliers imbriqués pétaradent de leurs soixante-quatre sabots. » (Peintures, p.228). L'utilisation du participe passé peut laisser penser à une construction par l'assemblage de deux corps mais l'allusion est vite détournée par la métaphore d'un cheval-machine avec le verbe pétarader.
Bartabas
prend quelques distances avec ses différentes facettes. Presque toutes les scènes avec les chevaux sont des créations qui ne semblent pas avoir de rapports avec des textes de Segalen. L'exemple le plus notable est celui de la scène de pansage où un valet prend soin du cheval divin, allant jusqu'à lui cirer les sabots et le poudrer.
Dans ce premier plan (Entr'aperçu, 00:10:50), on constate la prédominance du cheval sur l'homme. Le cadrage est lui-même significatif : c'est un plan portrait qui met avantageusement le profil du cheval en avant. L'obscurité semble encadrer le cheval et réduit la présence humain cachée derrière à sa plus simple expression : ses mains. Fonctionnant comme une synecdoque, elles symbolisent certes l'humain mais ici c'est surtout le statut de valet qui est retranscrit.
La rencontre avec l'altérité animal semble relever du rêve chez les deux voyageurs. À
la chevauchée de la Licorne de Segalen répond les scènes de
dressage de l'acteur-centaure de Bartabas. Un
véritable rituel s'organise pour chaque mouvement. Cette
ritualisation peut évoquer plusieurs choses : un désir de
montrer ce qu'est le dressage équestre dans toute sa finesse et donc
par la même le rapport homme-cheval dans un cadre non spectaculaire (pas de prouesse physique). Il ne s'agit pas d'impressionner mais d'inclure le spectateur dans un
procédé d'échanges inter-espèce. Une telle idée se rapproche des
représentations Lever de soleil, où le couple cheval-monture est
un univers solitaire et intime [16].
Bartabas intègre aussi une scène qui fonctionne sur deux temps : celle de l'appel aux chevaux qui est répétée deux fois mais interprétée de façon différente :
Premier appel : (Entr'aperçu, 00:31:06-00:32:06)
Deuxième appel : (Entr'aperçu, 00:44:08-00:45:10)
Bartabas intègre aussi une scène qui fonctionne sur deux temps : celle de l'appel aux chevaux qui est répétée deux fois mais interprétée de façon différente :
Premier appel : (Entr'aperçu, 00:31:06-00:32:06)
Deuxième appel : (Entr'aperçu, 00:44:08-00:45:10)
Ce
qui saute aux yeux est bien sûr la dématérialisation des chevaux :
tandis que les premiers produisent par leur cercle une espèce
de matrice terrestre au centre de laquelle se trouve l'homme, les
seconds traversent la scène de leur évanescence produite par la projection vidéo. Oscillant entre plan général et plan moyen (quand les chevaux passent derrière le fauteuil) pour la première vidéo, et plan général - plan d'ensemble pour la seconde vidéo, les plans caméra favorisent autant les corps équins qu'humains. C'est que les personnages ont aussi leur importance. Les deux protagonistes qui jouent
à tour de rôle cette scène sont ceux qui vont bientôt se faire
face dans la scène d'autoscopie. Distillant par avance la rencontre
finale de l’œuvre, Bartabas dévoile leur véritable matière telle
qu'elle est présentée par Segalen. Le narrateur est toujours un
être du corps tandis que son Autre est « fumée »,
« fantôme de jeunesse » (Équipée, p.313).
Les fluctuations corporelles de l'humain et de l'équin apporte ici
une clé de lecture à ce qui va suivre.
[16] : Oriza HIRATA, « Bartabas pour Lever de soleil, A. Platel et F. Cassol pour Vsprs. F. Fisbach pour Gens de Séoul », Conférence de presse du 19 juillet 2006, Avignon, (0:00:00-0:36:15 min.)
3)
L'Autre c'est moi : la quête de soi par la rencontre de l'autre
Un
épisode important de l'œuvre d'Équipée est repris par Bartabas :
il s'agit de la scène d'autoscopie, le face à face avec le moi
adolescent. Le voyage et la rencontre d'autrui sont liés à la
découverte de soi. Une telle scène provoque une suite de
questionnement sur l'être, l'individu et sa conscience de soi-même. Le metteur en scène considère d'ailleurs les extraits de Segalen comme « un chemin
initiatique » [17]. Cette métaphore nous propose un aspect
didactique et une optique de progression personnelle dans la réutilisation des travaux
littéraires de l'écrivain par Bartabas.
Victor
Segalen fait prendre à cette scène l'allure d'un fantasme du à
« cette journée plus fatigante que toutes les autres »
(Équipée, p.312.)
qui provoque un éclair de lucidité : « une
représentation mentale se trouve projetée sur l'espace réel de la
route » [18]. La
scène s'ouvre de façon fantastique, le lecteur fait face à un
espace-temps incertain bien que précis : « sur la
terrasse moins enfumée que l'antre de cette maison tibétaine »
(Ibid.). Est-ce la réalité
ou bien une scène imaginée ? Le processus de représentation
mentale du lieu où se déroule la scène est brouillé. Tandis que
les substantifs ''maison'' et ''terrasse'' ne pose aucun problème de
référent, la situation se complique avec la présence du
déterminant démonstratif ''cette''. Ce type de déterminant ne
fonctionne que grâce à une occurrence précédente dans le texte,
ce qui n'est pas le cas ici. Le narrateur fait référence à un lieu
dont il n'a jamais parlé auparavant. Le même problème se pose un
peu plus loin avec la phrase « j'étais debout, marchant malgré
moi un peu plus loin qu'il ne m'était permis. » (Ibid.)
La tournure impersonnelle ''il ne m'était permis'' s'offre comme une
interdiction pré-établie mais dont le lecteur ne connait pas les
droits. Au-delà de cet aspect fantastique, la scène se présente
comme une scène de passage, un seuil à franchir : « celle
que j'ai fixée d'avance comme la frontière, le but géographique »
(Ibid.) Le long voyage
qu'a parcouru le narrateur est donc un voyage initiatique. Dès lors
qu'il a passé cette étape, le narrateur est « orienté vers
le retour. » (Ibid., p.314.)
Bartabas, lors de la reprise de
cette scène a gardé une grande partie du texte de Segalen. Le
découpage qu'il a réalisé préserve les clés de lecture de la
scène : l'aspect fantastique et l'étape. Le ton fantastique
est rendu par le texte et par l'utilisation de la projection vidéo
et de l'éclairage.
(Entr'aperçu, 01:03:18-01:03:63)
Nous
pouvons constater que la reprise des termes de Segalen par Bartabas
peut paraître quelque peu troublante. Le récit de Segalen se réalise au
passé ("sommes trouvés", "questionnais", "m'aurait étonné"...) tandis
que la scène qui se déroule est pour nous du présent. Le metteur en
scène exploite le paradoxe temporel de toute représentation théâtrale et
médiatique. Le spectateur qui a vu de ses propres yeux la
représentation éprouve la rupture temporelle entre le temps scénique et
son temps subjectif. Si l'on accepte le sens des paroles, la scène que
l'on observe est un souvenir mis en image pour autant on ne peut
s'empêcher d'éprouver la sensation de simultanéité temporelle. Autre
paradoxe : la captation vidéo réactualise - rejoue indéfini au présent -
ce que l'on nous présente comme du passé revécu. Si nous nous arrêtons
un instant sur les choix scéniques de Bartabas à savoir : forte obscurité
et éclairage lumineux intense centré sur les personnages, il en découle
une impression d'émergence d'un souvenir indistinct, sortie des abîme
de la mémoire. La musique est en sourdine et introduit un rythme lent
qui peut faire penser à une intemporalité. C'est une seconde
réactualisation qu'opère Bartabas après celle écrite par Segalen,
c'est-à-dire un voyage hors du temps sans cesse ramené à un présent qui
ne se présente pas comme tel.
Cependant,
contrairement au retour qu'induit le texte,
Bartabas fait de la scène un départ. Après avoir prononcé un
extrait de Peintures
où apparaît le nom du spectacle (« Tant de choses,
entr'aperçues, ne pourront jamais être vues. »), Bartabas
sort de scène. Une vidéo est projetée où on le voit sortir du
théâtre et partir à cheval.
La
première remarque à faire est que la vidéo projetée au théâtre
s'insère après un certain temps dans la captation vidéo comme un
véritable plan cinématographique (par un plan rapproché occultant
l'avant-scène). La vision par la caméra se fait de l'extérieur du
théâtre, en pleine rue. C'est comme-ci le public prenait la place
du narrateur de Segalen qui observe le départ dans la nuit du
double/ Bartabas : « Maintenant, l'Autre a totalement
disparu ; jusqu'à la nuit complète » (Équipée,
p.313.) Le départ que réalise
Bartabas ne détourne pas le sens de cette scène mais met un doute
sur les personnages. Qui est réellement l'Autre ? La question
est ouverte et fait le parallèle avec le texte de Segalen : le
narrateur ne remet pas l'ensemble des clés de compréhension de
cette scène. Il met en avant la révélation qu'elle lui permet, la
construction de son être et sa rencontre auquel le lecteur n'a pas
accès : c'est que la quête de soi n'est autre que la quête du
Divers.
[17]
: Conférence de presse du 14 juillet 2010 à Avignon, Territoires
cinématographiques : Galop arrière; (13:03). Cette citation
parle des extraits d'Entr'aperçu dans le film Galop
arrière, elle peut néanmoins s'appliquer à l'œuvre originale
puisque le metteur en scène n'a fait que quelques modifications aux
extraits déjà présents.
[18] :
Dominique GOURNAY, « Équipée
de Victor Segalen ou ''chercher un sens à l'aventure'' » in
Marc Dambre et Monique Gosselin-Noat (dirs.), L'Éclatement
des genres au XXème siècle,
Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p.164