Troisième partie

III-De la « Queste de la Licorne » à l'utopie du Centaure : une réflexion personnelle sur le monde
1) L'éloge du divers et les visions corporelles : les quêtes artistiques du monde

Au travers de leurs œuvres, les deux créateurs laissent entrevoir leur véritable quête artistique qui revisite la conception du monde qui les entoure. 
Victor Segalen propose une nouvelle perception sur le monde qui déploie toute l'incapacité des hommes à se comprendre entièrement. De cette façon, chacun est impénétrable : « Partons de cet aveu d'impénétrabilité. Ne nous flattons pas d'assimiler les mœurs, les races, les nations, les autres ; mais au contraire réjouissons-nous de ne le pouvoir jamais ; nous réservant ainsi la perdurabilité du plaisir de sentir le Divers. » [19] C'est une conception radicalement différente de notre rapport habituel à l'altérité. L'homme cherche sans cesse à définir les choses, les catégoriser et refuse souvent d'accepter son échec ou sa vision trop restreinte. C'est cette impossible compréhension de la diversité dont Segalen fait l'éloge. Son écriture devient alors un moyen d'effectuer une quête du Divers et c'est cela qu'il souhaitait faire dans son œuvre inachevée La Queste de la Licorne. C'est d'ailleurs ce titre dont Henry Bouillier dit qu'il « pourrait servir de titre à toute l'œuvre chinoise de Segalen. » [20] La Licorne devient l'allégorie du Divers, sa vie chimérique reflète parfaitement l'impénétrabilité de l'altérité, elle est pourtant réelle d'un point de vue archéologique :
La licorne ailée de la sépulture de T'ang Kao-tsong (cliché de Victor Segalen [21])

Pendant longtemps, Segalen a cherché l'origine de la statuaire chinoise, une recherche chimérique en quelque sorte. Cette figure de cheval ailée que nous dévoile la photographie porte en elle de multiples échos aux recherches de l'écrivain. Fictionnalisant peut être ses découvertes archéologiques, Segalen se sert de la Licorne comme monture pour passer de « L'avant-monde à l'arrière-monde » (Équipée, p.301). Sa dimension imaginaire lui permet de « trouver du nouveau personnel, de l'imprévu, et ce choc incomparable du Divers, là où des gens qui ont écrit et parlé la même langue, ont déjà passé en abondance. » (Ibid.). La Licorne représente donc un lieu de passage : celui du point de bascule entre le Réel et l'Imaginaire dans l'écriture ségalénienne.

Bartabas réalise de son côté une réinsertion du cheval dans le spectacle. Son but est de se servir de l'équitation comme d'un médium artistique. Les relations humaines-équines seraient alors à même de s'exprimer sur les problèmes humains. Pas ou très peu de paroles cependant, tout passe par la perception sensorielle du spectateur. Les corps des acteurs fonctionnent comme un véritable langage. Prenons l'exemple de la danse serpentine réalisée à cheval :                                                                 (Entr'aperçu, 00:36:53)
Le costume de Bartabas semble évoquer avec ses grandes ailes qui se déploie la figure de la Licorne chère à Segalen. Bruissante et ondulante, cette danse matérialise l’espace autour d'elle et le module à sa guise. La gestuelle s'investit d'un sens par sa théâtralisation : exécutée sur scène et filmée de façon à centraliser le regard sur elle. Image marquante et presque mortuaire par son silence et sa noirceur, cette danse provoque un choc du Divers. Impénétrable, elle s'offre mais se dérobe, emplit de symboles elle questionne le public dans sa propre sphère culturelle. Est-ce la mort à cheval ? Le symbole d'une naissance, tel l'insecte qui se déploie après être sorti de son cocon ?
Selon Bartabas, son théâtre « est un théâtre de visions qui sont des révélations et qui conduisent à une histoire personnelle de chaque spectateur, selon qu'elle lui parle ou pas, selon ce qu'elle réveille chez lui, un passé ou une sensibilité. » [22] Cette nouvelle expression par la relation homme-animal prend place dans des univers culturellement marqués (costumes, musiques, danse...) C'est ce même attrait pour les autres cultures qui va servir de clé de voute à l'appropriation de l'œuvre de Segalen par Bartabas, à sa fictionnalisation. L'écuyer, dans son travail, reproduit le Divers tel que le conçoit Segalen. En effet, dans ses spectacles, les chants en langues étrangères ne sont jamais traduits.
Miyoko Shida qui joue le rôle de l'étrangère chante ainsi dans sa langue (le japonais, nous y reviendrons plus loin) :
(Entr'aperçu, 00:42:10-00:43:00)

Le chant est perçu comme un hymne mais n'est pas compris par le public. Pour en saisir la valeur, il faut le mettre en relation avec l'oie lumineuse. En Chine, cet oiseau est considéré comme un animal porteur du yang  qui illumine la nature [23]. La caméra est de nouveau fixée sur le personnage, le plan général tandis qu'elle s'éloigne souligne une scénographie où le personnage détient toute l'importance. C'est elle qui apporte la lumière dans l'obscurité.

[19] : Victor SEGALEN, Essai sur l'exotisme, op.cit., tome 1, p.751 
[20] : Henry BOUILLIER, « Introduction à la Queste de la Licorne », op.cit, tome 2, p.1003. 
[21] : La photo provient du site de la Joconde. (n°10 dans la liste)
[22] : Constance VARGIONI, Darshan, l'envers du décor [documentaire télévisé], Sombrero and Co. [prod.], 2012, (52 min.). 
[23] : Maurice Louis TOURNIER, L'imaginaire et la symbolique dans la Chine ancienne, Paris : L'Harmattan, coll. Recherches Asiatiques, p.159. 


2) La Mouvance du regard : ethnocentrisme et postcolonialisme

Victor Segalen propose une nouvelle définition de l'exotisme, il ne s'agit plus d'intégrer des images, des noms non occidentaux comme si l'on appréhendait une culture étrangère dans son entièreté : « L'Exotisme […] n'est donc pas la compréhension parfaite d'un hors soi-même qu'on étreindrait en soi, mais la perception aiguë et immédiate d'une incompréhensibilité éternelle. » [24] L'Exotisme n'est donc pas l'exotisme colonial de son époque (« Le ''colonial'' est exotique, mais l'exotisme dépasse le colonial. » [25]) mais n'est autre que la perception du Divers pour l'écrivain. Segalen remet donc en question l'ethnocentrisme occidental et met en pratique cette pensée dans son œuvre. 
Pour échapper à une perception trop européenne, il introduit l’écriture chinoise dans ses écrits, par le biais des idéogrammes mais aussi d'un point de vue syntaxique. Les tournures de phrases de Stèles laissent supposer une traduction du chinois alors qu'il s'agit d'une création originale : « Le Sage dit : Faire monter au Ciel le Prince que voici serait un malheur pour l'empire terrestre. » (Stèles, p.48) La phrase laisse penser à un aphorisme par con utilisation de l'infinitif et la tournure présentative ''que voici''. Ce qui se rapprochait le plus de ce type de phrase serait le verset biblique. Victor Segalen s'approprie également la conception spatiale chinoise qu'il réutilise. Une cinquième orientation existe en Chine : il s'agit du milieu (zhong) qui désigne également les chinois [26]. Selon Henry Bouillier, « Dans le recueil Stèles, comme dans la géographie chinoise, c'est le Milieu qui commande et unifie toutes les directions de l'espace extérieur et intérieur. » [27] Ainsi, la stèle « Cité violette interdite » (Stèles, p.120.), qui fait partie des « Stèles du milieu », n'est pas seulement une référence à la Cité interdite chinoise mais c'est aussi une référence à la cité intérieure – celle de l'être – de Segalen.

Chez Bartabas, l'approche culturelle s'opère par la musique et l'animal qui sont des moyens de bouleverser le public dans ses habitudes culturelles.
Le pays pourtant cité dans les extraits de Segalen est associé au Japon par le metteur en scène. La danse butoh (la danse des ténèbres), le chant de l'oie et le kimono viennent s'intégrer à l'édifice du spectacle et répondre aux idéogrammes et à la calligraphie chinoise.

(Entr'aperçu, 00:57:57-00:59:01)

Nous avons donc deux cultures qui cohabitent dans cet extrait : la danse d'origine japonaise et les idéogrammes chinois qui ont cependant la forme de kakemono (calligraphie japonaise sur rouleau que l'on suspend à la verticale sur un mur). Qu'a voulu réaliser Bartabas ? Ce qu'il faut remarquer, c'est que l'ensemble des signes bien que d'origines différentes fonctionnent et tendent vers le même message : un minimalisme et une esthétique que l'on pourrait qualifier d'obscure. Le butoh est une danse d'intériorité qui aborde des thèmes tels que la mort, l'amour... dans une économie de gestes. Le public ressent une tension importante provenant du corps du danseur mais toute l'énergie est retenue, les gestes sont réduits. De même les idéogrammes tendent pour un public occidental à une abstraction, une pureté, ils n'en restent pas moins obscurs. Cette addition se réalise dans une atmosphère lourde qui s'accompagne de sons non harmonieux provenant des deux musiciens. Le cadrage centré accentue la focalisation sur le personnage et intensifie ses gestes par l'immobilité de la caméra. Il en résulte que pour Bartabas, Japon et Chine se confondent dans la ritualisation du geste et l'esthétisme poussée à son extrême.
(Entr'aperçu, 00:44:00) 
                                          
Autres interactions culturelles réalisées par Bartabas : l'allusion au Tibet par les costumes (les cavaliers portents des coiffes de moines tibétains dans la scène de dressage dans la montagne) et l'intégration du chamanisme par la symbolique du cheval passeur. La canne à tête de cheval que tient le personnage dans sa main (voir photo ci-contre) est celle de la "chevauchée symbolique'' [28]
L'introduction d'une dimension chamanique renvoie à un emploi religieux qui n'existe pas dans la symbolique européenne du cheval. Ce type de considération ésotérique provient d'une tradition de peuples cavaliers et non de sociétés à écuyers (l'Europe). Par la présence d'une transe chamanique sur scène, Bartabas introduit un décentrement de la vision du cheval dans la pensée du spectateur. Celui-ci va devoir repenser sa conception du cheval. L'utilisation de l'animal peut alors être qualifié ici de postcolonial : elle désengage la vision ''majoritaire'' européocentrique et incorpore une vision mineure de cet animal. L'animal ainsi repensé va avoir un effet boule de neige et renvoyer le public à considérer de façon nouvelle son rapport à l'animal, à sa place dans la société...

Nous avons donc un renouvellement de l'exotisme colonial voulu par Segalen et le détachement postcolonial de Bartabas des créations traditionnelles équestres et théâtrales. Les auteurs, eux-mêmes, cherchent à se détacher d'une conception du monde occidentale en s'appropriant d'autres approches. Ils les fictionnalisent dans une volonté de partage et d'ouverture au monde. Cependant il faut penser aux limites de ces pratiques : il y aura toujours une subjectivité du regard, une stature européocentrée et l'éternelle adaptation au public occidental.
 
[24] : Victor SEGALEN, Essai sur l'exotisme, op.cit., p.750. 
[25] : Ibid., p.778 
[26] : Henry BOUILLIER, « Introduction à Stèles », op.cit., p.27.
[27] : Joëlle GARDES TAMINE, « La forme, 'raison d'être de l'art' : de la stèle à la Stèle » in Paule PLOUVIER, op.cit., p.120. 
[28] Le cheval symbolisé par la canne permet l'extase : la « sortie de soi-même » qui rend possible le voyage mystique. Marc-André WAGNER, Dictionnaire mythologique et historique du cheval, Monaco : éditions du Rocher, coll. Cheval/chevaux, 2006, p. 49.

3)  Une Volonté postmoderne qui s'exacerbe : du mouvement accidenté et détourné à la pratique du fragment

Ce renouvellement de la perception du monde se voit au niveau narratif. Il s'agit d'appréhender le monde par des moyens détournés, peu habituels et fragmentaires.
Les deux créateurs observent une structure narrative qui évoque ce détournement et cette fragmentation. Sans parler d'un Victor Segalen postmoderne (ce qui serait un anachronisme), l'écrivain révèlent une technique narrative particulière. La progression dans l'espace se réalise par à coup : « Le voyage horizontal bute sur ce plan vertical [de la stèle] » [29]. De même, la narration fonctionne comme l'architecture chinoise, c'est-à-dire par détournement (« la double organisation en ligne droite et en zigzags » [30]). De cette manière, « L'avancée ne se fait non pas de manière continue, mais par séquences spatiales alternant vaste cours et constructions, vides et pleins. » [31]. Cette architecture spécifique est en lien avec la croyance selon laquelle les esprits ne peuvent se déplacer qu'en ligne droite [32]. Des murs-écran (yingbi) sont donc placés afin de contrer le passage des esprits, de le détourner.
Ce détournement se retrouve chez Bartabas avec une pratique de l'esquive par la volonté d'occulter la perception visuelle du spectateur. Il utilise donc l'ombre chinoise, des voiles et la projection vidéo mais aussi tout simplement la position dos au public :
 (Entr'aperçu, 00:21:58)
(Entr'aperçu, 00:48:19)













Cette pratique de l'esquive au théâtre pourrait être rapprochée du « paradigme de l'indice » développée, par Anne Simon, pour l'animal en littérature : « l'ensemble des signes et traces que laisse l'animal en fuite […] devient, dans une mise en abîme des écritures, un ''rébus'' que l'écrivain a pour charge de décrypter et de réécrire : l'objectif est d'aboutir à une ''connaissance par fragments'' où le sujet humain est ''conduit à soi-même'', et peut enfin s'envisager comme partie prenante des ''profondeurs de l'être''. » [33] Bartabas réintègre Victor Segalen par extraits, il en a une connaissance fragmentée. Elle lui a permis de se mener jusqu'à lui-même par la scène autoscopique. Conjointement à ce trajet, il s'est ouvert à d'autres conceptions du monde. Cette connaissance par morceau est assez particulière chez Bartabas. Chaque fragment peut fonctionner de manière autonome : le menu du DVD propose un découpage en « Tableaux ». Le terme laisse supposer un sens interne à chaque scène ainsi nommée. La plupart de ces scènes sont d'ailleurs entrecoupées dans la captation vidéo par un fondu noir. Il existe pourtant un sens global qui met en analogie certaines scènes (l'appel aux chevaux), etc. Ce fonctionnement avec une relative autonomie, on le retrouve également dans Stèles où chaque poème se lit de façon autonome mais où sa place dans le recueil n'est pas autonome. Certains écrits peuvent êtres mis en relation : « Vampire » (Stèles, p.71), « Écrit avec le sang » (Stèles, p.86) et « Peint au sang » (Peintures, p.256).
De façon plus marquante, les deux créateurs se fragmentent en plusieurs ''je''. Segalen devient l'Empereur : « Moi l'Empereur » (Stèles, p.60), mais aussi le double de René Leys dans l'œuvre du même nom. La captation vidéo de Bartabas joue de cette fragmentation et met en vidéo le texte de Segalen : 
(Entr'aperçu, 01:06:02-01:06:48)

Cet extrait se déroule pendant la scène d'autoscopie. La phrase « Il a semblé me négliger. » est mis en scène par un plan moyen focalisé sur l'Autre (l'autre personnage est exclu). La caméra effectue ensuite un gros plan suivi d'un travelling latéral qui vient fragmenter les personnages : le spectateur ne peut les observer que de façon indicielle. Le mouvement musculaire du cheval est mis en avant et vient correspondre :  « au prix du sang, en chair et en muscles. » La caméra effectue ensuite un aller-retour entre les deux personnages avec des travellings latéraux qui met en image l'indécision de l'Autre (« maintenant qu'il s'y promène, un peu indécis »). Les chevaux semblent d'ailleurs à l'origine du mouvement d'aller-retour puisque la caméra repart au moment où le cheval passe devant elle. La figure du spin (le cheval pivote sur lui-même en gardant un postérieur fixe) est dédoublée par le plan d'ensemble final (amené par un travelling arrière). Ce plan renforce la symbolique de la figure. Les spins évoquent ici, l'intériorisation des personnages : le voyage en eux-mêmes. Fragmentés auparavant, les deux personnages sont maintenant réunis.

Un véritable jeu de résonances et d'échos se dévoile entre Segalen et Bartabas. Une technique qui fragmente et qui fait perdre tout repères au lecteur se rapproche des techniques narratives postmodernes. Bartabas dans Entr'aperçu ne fait que mettre en relief une pratique déjà utilisé par Segalen. Nos deux créateurs, ne pouvant se servir de technique narrative classique ont créé leur propre langage. Ce langage ne pouvait être que troué : le Divers est l'aveu d'une connaissance incomplète, fragmentaire de l'autre ; Bartabas ne propose que des fragments, il se détache de toute narrativité linéraire par peur sans doute de perdre l'étrangeté, qui est sa plus grande force narrative, du cheval acteur de théâtre.

[29] : Marine COURTOIS, « Espaces et forme poétique dans Stèles », in Paule PLOUVIER (dir.), Équipée, Stèles : Victor Segalen, Paris : Ellipses, coll. CAPES/ Agrégation Lettres, 1999, p.40. 
[30] : Ibid., p.40.  
[31] : Ibid., p.40.  
[32] : Philippe POSTEL, « Victor Segalen, archéologue et critique, ou les chemins d'une âme » in Mauricette BERNE Victor Segalen : voyageur et visionnaire, [s.l.] : Bibliothèque nationale de France, 1999, p.193.
[33] : Anne SIMON, « Chercher l'indice, écrire l'esquive : l'animal comme être de fuite, de Maurice Genevoix à Jean Rolin », in ENGÉLIBERT Jean-Paul, CAMPOS Lucie, COQUIO Catherine (dirs.), La Question animale : entre science, littérature et philosophie, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, coll. Interférences, 2011, p.169-170.